Vendredi
27 janvier : L’arrivée au refuge
Sitot arrivés
par la route enneigée, les randonneurs s’installent dans
le refuge ‘la Dalue’. C’est une ancienne ferme aménagée
en gîte, à 1245m d’altitude au cœur des forêts
du Haut Jura. Toute la maison repose sur une charpente à colonnes
qui vont du toit au soubassement. Le Haut Jura est un pays très
froid, l’hiver est le règne de la neige et du vent. Les
fermes ainsi construites permettaient aux gens et au bétail
de se tenir à l’abri sans avoir à sortir. La salle
hors sac, salle principale avec de longues tables épaisses,
des chaises et une cheminée qui ronfle est l’ancienne
étable. La dernière vache, une montbéliarde,
a quitté la ferme le 7 juillet 1987 ! maintenant c’est
le lieu de rassemblement des randonneurs.
Dans l’après-midi nouveau le ciel est d’un gris
léger. Les randonneurs sont impatients de commencer une balade
de mise en jambes. Ils fixent les raquettes aux chaussures, ajustent
les sangles et étirent les bâtons. Ils enfoncent les
bonnets, les casquettes jusqu’aux oreilles et ils enfilent les
gants. Quelques uns sautillent sur place. « Cri cri cri cricricri
» les raquettes crissent dans la neige. Seul ce bruit trouble
le silence blanc. En file indienne on suit le Chef qui nous emmène
par un chemin enfoui dans les bois, qu’il connaît bien.
On traverse une vaste clairière vallonnée. Des fermes
sont perchées sur les collines alentour. C’est le pays
de neige. Puis la trace des raquettes se faufile à nouveau
dans les bois.
Nous levons bien haut les raquettes chaque fois que l’on croise
une piste de fondeurs, pour ne pas la casser. On grimpe encore en
zigzag sur des collines. On transpire, nos joues sont rougies par
l’effort et l’air vif. Nous voici sur une petite hauteur
avec en deçà un versant qui dévale vers un bosquet
de sapins. Le col des Salettes (1330m) tel est son nom.
Nous faisons halte un instant pour souffler, grignoter des abricots
secs, des figues, du chocolat. Il faut boire avec abondance de l’eau,
du thé ou du café chauds.
Mais redescendons car la nuit peut nous surprendre, la lumière
baisse insensiblement.
Un chien aboie ! Dit Claudine en montrant un chien loup dressé
sur le parapet de neige qui borde le refuge. C’est Maya qui
sans doute guidait les raquetteurs vers elle ! Maya a un regard calme
et attentif.
Le soir les randonneurs se retrouvent dans la salle hors sac. La cheminée
répand une lumière rougeoyante et une douce chaleur.
On feuillette les albums photos du gîte, les magazines écolos,
les revues montagnardes.
Les roches du Jura sont toutes en plissements et ondulations. Ces
mouvements tectoniques sont dus aux soubresauts des Alpes naissantes
qui ont exercé une forte poussée sur le Jura, bloqué
au nord et à l’ouest par les massifs anciens des Vosges
et du Massif Central.
Et le temps passe.
Mais les randonneurs attendent patiemment que le patron ouvre le dîner.
Soudain un brouhaha dans la salle et tout le monde s’active,
se passe les assiettes, les couverts, les verres ; on dresse les tables
! Le patron amène d’énormes récipients
remplis à ras bord de soupe de …
- Soupe de pois cassés au lard et croûtons
- Salade verte et tartines grillées au comté
- Plateau de fromages : Bleu de Gex, Morbier, Comté, Beaufort
- Tarte sucrée
- Le tout arrosé de Coteaux du Jura, un vin rouge fruité
de cépage Trousseau.
Mais que veux dire ‘la Dalue’ ?
Est-ce un homme des neiges ?! Un monstre des montagnes qui mange les
petits enfants ?!
Le Dahu ! Dit Claudine, songeant à cet animal méconnu
aux pattes plus courtes d’un côté que de l’autre.
La Vouivre ! Dit Michael, pensant à la femme-serpent qui hante
la Franche-Comté.
Rêverons nous cette nuit dans le dortoir en haut, sous les toits
de la ferme ?
Samedi 28
janvier : la chasse à la Dalue
Ce petit matin le ciel
est toujours gris, mais on sent que le timide soleil essaie de percer.
Les raquettes et les bâtons sont rangés dans l’appentis
attenant à la ferme au dehors. Chaque randonneur sort son matériel
et s’active pour fixer ses raquettes dans la neige. Ceux qui
sont déjà prêts sautillent, hument l’air
perçant, contemplent le refuge avec une attention curieuse.
Le bâtiment possède des fenêtres étroites
et les murs sont habillés de bûches de bois de chauffage.
Dans un calme serein, une infinie fraîcheur envahit progressivement
nos poumons. La file des randonneurs reprend le chemin d’hier
et bifurque vers La Pesse après le col des Salettes.
Bientôt la trace pénètre dans la forêt.
Les arbres ont juste un léger duvet de neige. Quelques troncs
brisés à mi hauteur ça et là, chandelles
éparses, supportent un gros bloc de neige suggestif. On dirait
des becs de perroquets ! Dit Claudine en riant.
Le chef dit : grimpons
cette grosse colline, il y a une surprise au sommet. Il faut grimper
avec ardeur. Les raquettes crissent et mordent sur la trace. Peu farouche
la neige nous élève avec tendresse. On y arrive ! Que
de beauté !
Le chef dit : Vois ! C’est le Crêt de la Neige ! Et là,
montrant une fenêtre entre les versants de deux montagnes, le
lac de Genève est en bas !
Les randonneurs restent saisis. Ils voient le Crêt de la Neige
(1723m) dominer un cirque, une longue crête de stries onduleuses
bornée à droite par les Monts Jura. Emanation du lac
invisible, une brume cotonneuse flotte entre les Monts Jura et le
Reculet.
On redescend avec
précaution la colline généreuse. Tandis que des
fondeurs la remontent, arc-boutés sur leurs skis effilés.
Nous trouvons un espace tapissé d’aiguilles sèches
dans un sous bois en bordure d’un champ de neige. C’est
un joli coin pour pique niquer. Une belle éclaircie nous sourit.
Les minute soupes sont vite sortis pour nous réchauffer.
Les champs de neige recèlent de nombreuses fermes en ruine.
Des murs à demi écroulés avec des fenêtres
béantes se découpent au milieu des amas de blancheur.
Jean-Claude et Michael photographient sous tous les angles ces décors
mélancoliques !
C’est la chasse à la Dalue, pensais-je, liant ces maisons
abandonnées à l’abominable terreur des neiges.
Au détour de la trace après une colline surgit un pic
solitaire au milieu des champs, le Crêt de Chalam (1545m).
Sur un petit mamelon on aperçoit en contrebas quelques bâtiments
isolés : le refuge de Berbois. Jean-Claude est attiré
par le site. Michael et votre pigiste le suivent dans son échappée.
Outre les maisons fermières du refuge, il y a un tipi indien
et une yourte Kirghize pour abriter des randonneurs en mal d’aventure.
L’endroit laisse rêveur.
Il nous faut rejoindre les autres par une piste, qui longe des maisons
aux façades couvertes de tavaillons.
Dans ces contrées
aux hivers rudes, les gens d’ici occupaient les longues journées
à l’abri, à tailler des petits rectangles d’épicéa,
les tavaillons. Ces morceaux de bois couvraient les toits et les façades.
De nos jours les toits sont couverts de tôles, moins chères,
mais les tavaillons couvrent souvent les façades pour le charme.
Maya est allongée près de la cheminée, signifiant
aux autres qu’ils sont chez elle et qu’ils doivent la
respecter.
Bernard, le patron, nous sert du rosé pétillant du Jura.
Buvez à Enzo, mon petit fils né hier soir !
A Enzo ! A Enzo ! Chantent les randonneurs aux voix rieuses. N’avions
nous pas attendu aussi la venue d’Enzo ?
Ensuite le patron
amène des tartines grillées …
- Bleu de Gex fondu
sur tartine de pain grillée
- Blanquette de poularde au riz
- Tarte à la framboise
- Le coteau du Jura évidemment !
Les plus fatigués par cette première journée
rejoignent déjà les châlits du dortoir. D’autres
s’engagent dans une partie de scrabble. D’autres encore
reprennent les revues montagnardes. Lentement se vide la salle.
Dimanche
29 janvier : La montagne magique
Le gel a duré
toute la nuit, la neige est plus crissante que les jours passés.
Les randonneurs prennent les voitures pour descendre au bourg des
Moussières (1143m). De ce village partent de nombreuses pistes
de ski de fond, de raquettes et même de ski alpin. Ces dernières
sont accessibles par le seul téléski du coin.
Les randonneurs suivent la piste des Mouilles qui tourne autour du
village et passe sur les hauteurs des Hautes Combes. La trace grimpe
sur les collines et pénètre dans un bois de sapins et
de feuillus dénudés. Bien vite on domine les Moussières,
les maisons et le clocher de l’église sont posés
sur un tapis blanc. La route serpente à peine contrastée
dans la neige.
Des traces de petits animaux piquettent la surface de la neige, allant
vers les buissons ou les tas de pierres au pied des épicéas.
La mairie de Bellecombe s’érige solitaire sur une plateforme
(1258m) tout alentour les champs de neige ondulent vagues blanches
entre les bosquets sombres des sapins. On grimpe une grosse colline
et d’en haut on voit à nouveau le Crêt de la Neige
dans l’horizon lointain. Le ciel tout là bas est mouvant
strié de gris et de bleu pâles. C’est un bel endroit
pour pique niquer, la vue est imprenable. Les randonneurs s’installent
et remuent leur soupe chaude face à la montagne changeante,
la montagne magique. Après le pique nique le chef nous emmène
divaguer dans les champs de neige vierge sur les flancs des collines.
Les raquettes s’enfoncent
plus ou moins selon le poids des randonneurs et l’épaisseur
de la neige. ‘Cri cricri Schouff Schouff Schouuuufff’
! On fait de grandes enjambées pour décoller les raquettes.
On entend des aboiements, sur une piste en contrebas passe un traîneau
tiré par des chiens, puis deux autres. Les chiens n’aboient
plus ! Ils tirent ! Les traîneaux disparaissent rapidement derrière
un coude de la piste.
La piste de la combe d’Enfer nous fait reprendre les vastes
champs qui entourent Les Moussières. Le soleil éclate.
Les randonneurs transpirent et ouvrent béantes leurs vestes,
leurs polaires. Il faut boire abondamment pour compenser la grosse
suée.
Maintenant la trace redescend vers le bourg. Elle contourne adroitement
au large des maisons, traversant les champs à peine délimités
par les barrières ensevelies sous les masses neigeuses. On
traverse la route, on laisse filer les voitures, et on franchit vite
la voie en raclant le goudron avec les griffes des raquettes. Des
arbres, des feuillus solitaires et nus annoncent les rues du village.
Les randonneurs longent une école assoupie, l’église
et son clocher pointu.
La piste prend fin sur un talus au cœur des Moussières.
Visitons la coopérative fromagère du village. Jadis
le fermier avait peu de vaches, peu de lait chaque jour. Il pouvait
faire un demi fromage, le recouvrait de suie de bois, et le lendemain
recouvrait le tout avec un autre demi fromage. Telle est l’origine
de la ligne noire du Morbier. La grande spécialité du
Haut Jura est le bleu de Gex, et cela depuis le XIIe siècle.
Il ne peut se fabriquer qu’à l’altitude moyenne
de 1000m. Du lait cru, de la présure pour le cailler et du
‘Penicillium Glaucum’ pour développer le champignon
bleu qui colore sa pâte.
La coopérative fabrique aussi le comté qui est le troisième
fromage AOC de la région. Le lait provient exclusivement de
vaches montbéliardes bien adaptées à la moyenne
montagne du Haut Jura.
Le soir le patron nous a préparé une raclette au Bleu
de Gex, quelle idée originale d’accommoder ce fromage
!
- Bleu de Gex en lamelles.
- Jambon cru fumé, salamis, pommes de terre en robe des champs,
cornichons.
- Salade de fruits
- Le coteau du Jura pour arroser tout cela !
On débarrasse prestement la table pour installer le jeu de
scrabble. Les autres se disposent autour de la cheminée. Mais
la veillée est courte. Bientôt les châlits grinceront
et le refuge s’endormira.
Lundi 30
janvier : Où le mystère trouve sa solution
Au petit déjeuner
nous avons du café, du thé et du lait. Un verre de jus
d’orange. De grosses tranches de miche de pain avec du beurre
et de la confiture. Il est avalé goulûment. Mais ce matin
là il n’y avait plus de pain ! Le boulanger est en retard
! Dit le patron. Le voilà ! La camionnette arrive. Je sors.
Surprise ! Le ciel est pur et sans aucun nuage. La camionnette du
boulanger de La Pesse grimpe la rampe de la Dalue. Elle s’arrête
juste devant le refuge. Les grosses miches blondes sont prestement
rentrées. Le patron coupe de larges tranches et approvisionne
ses pensionnaires affamés.
Le boulanger boit son café tranquillement à la table
du propriétaire en vieil habitué.
D’emblée les randonneurs rejoignent la GTJ, le chemin
de la Grande Traversée du Jura qui s’enfonce dans les
bois surplombant la Dalue.
On grimpe entre les troncs resserrés cherchant avec attention
une trace parfois invisible, et parfois nous égarant. Mais
le chemin suivi est dans la bonne direction. Nous atteignons un champ
de neige vierge qui étincelle au soleil. Tous ces champs deviennent
des pâturages lorsque disparaît la neige. Les lignes sombres
des arbres sont autant de haies naturelles. La neige que nous balayons
avec nos raquettes en franchissant ces haies recouvre souvent le fil
de fer des barrières.
Nous frôlons
des fermes à façades en tavaillons. Certaines ont des
tavaillons grisâtres et effilochés par le temps et les
intempéries. D’autres ont une façade de tavaillons
neufs luisants de couleur ocre pale.
Puis on redescend par un versant en tâtonnant prudemment un
passage, tassant la neige avec les raquettes pour créer une
trace. On peut aller ainsi n’importe où, dit le chef.
Mais on touille devant soi avec les bâtons pour ne pas être
surpris.
A la queue leu leu on descend la dernière crête, les
raquettes ponctuent un rythme régulier de randonneurs chevronnés
que nous sommes devenus.
Le dernier pique
nique on le partage avec Maya ! Sage et polie, elle attend patiemment
assise sur son arrière train un petit bout de ci de ça.
Les randonneurs discourent de ces journées à raquettes,
jours d’efforts évidemment. Mais ces journées
ont vu les pas hésitants bien vite se transformer en bonds
pleins d’audace. Le plaisir de parcourir la neige vierge, de
s’enfoncer dans des espaces où personne n’est encore
entré, chacun d’entre nous l’a connu ! Chacun a
pris des chemins de traverse un moment ou un autre ! Chacun a eu sa
part de jouissance délicieuse !
Rentrons à
présent !
Alors que Bernard alimentait
la cheminée de bois, je lui demandais la signification du mot
‘Dalue’. Eh bien ! Répondit-il, la maison est construite
sur une dalle de roche pour lui assurer stabilité. En patois
on dit ‘Dalue’ !